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  • « Cette enquête, d'une rare intelligence, nous propose une grille de lecture de la société contemporaine – il s'impose comme l'un des ouvrages essentiels de cette rentrée. » L'avis de la Fnac - Fnac.com

    « Économiste critique, l’auteur procède à un examen clinique bienvenu de la « maladie dégénérative » qui affecte la société moderne. Il distingue avec force les causes et les effets destructeurs du délitement des liens sociaux que le néolibéralisme met délibérément en oeuvre. » 
    L'Humanité

    « Voilà, enfin, un ouvrage ambitieux. Économiste bien connu et professeur à Science Po., membre du Conseil national du Parti socialiste, Jacques Généreux ne propose pas moins qu’une critique anthropologique des fondements propres au néo-libéralisme contemporain, une analyse des conséquence de son hégémonie – la restructuration des société de marché en « dissociétés » - et l’esquisse d’une anthropologie alternative propre à inspirer un socialisme libéré tant de son fantasme d’une « hyper-société » collectiviste et productiviste que de la « dérive néolibérale » de la gauche européenne depuis les année 1980
    .»
    Revue du Mauss

Note de Philippe Chanial - Revue du MAUSS

 


Voilà, enfin, un ouvrage ambitieux. Économiste bien connu et professeur à Science Po., membre du Conseil national du Parti socialiste, Jacques Généreux ne propose pas moins qu’une critique anthropologique des fondements propres au néo-libéralisme contemporain, une analyse des conséquence de son hégémonie – la restructuration des société de marché en « dissociétés » - et l’esquisse d’une anthropologie alternative propre à inspirer un socialisme libéré tant de son fantasme d’une « hyper-société » collectiviste et productiviste que de la « dérive néolibérale » de la gauche européenne depuis les année 1980. Une question, faussement naïve, constitue le fil conducteur de cette enquête : « Pourquoi et comment des millions d’individus persuadés que la coopération solidaire est cent fois préférable à la compétition solitaire restent-ils impuissants à refonder sur elle leur système économique et politique ? »

Généreux suggère à la fois de démontrer la fausseté de l’anthropologie implicite du néo-libéralisme et de démonter les ressorts de son emprise pratique sur nos représentations du monde, de nous-mêmes et d’autrui. A l’évidence, ces deux aspects sont liés. Si le néolibéralisme nous parle, c’est en raison du fait qu’il est « l’enfant naturel de tous les discours politiques jumeaux dont a accouché la modernité ». En ce sens, il y a là moins une « révolution culturelle » qu’une « involution » de l’individualisme, de l’économisme, du déterminisme et du productivisme dominants dans les principaux courants de la pensée moderne. Si le néolibéralisme passe si aisément, c’est bien qu’il prolonge la conception de la nature humaine et de la société la plus commune dans la pensée occidentale. Poussant à l’extrême l’idée moderne de l’individu « rationnel », les néolibéraux identifient rationalité et égoïsme absolu : l’individu cherche - et calcule - toujours, partout, uniquement et obsessionnellement son intérêt. L’entrepreneur, en quête de marché ; l’ami généreux en quête de reconnaissance ; mais aussi le délinquant, balançant les coûts et bénéfices de son forfait, ou le RMIste, arbitrant entre la perte de sa CMU et son retour sur le marché de l’emploi. Cette anthropologie utilitariste ouvre ainsi à une singulière « histoire naturelle de l’humanité », justifiant l’état de guerre économique mondial comme une lutte inévitable entre des êtres non seulement doués pour la compétition mais naturellement prédateurs et agressifs. Elle justifie également une étroite conception de la société identifiée à un contrat d’association utilitaire entre des individus par nature dissociés et égoïstes. Des individus qui n’ont pas besoin des autres pour être eux-mêmes mais pour satisfaire leurs intérêts mieux qu’ils ne pourraient le faire en restant isolés. Bref, non seulement ces individus auto-suffisants pourraient exister sans lien, mais la société elle-même ne créerait aucun lien, seulement des connexions dans un réseau d’échange. Une arithmétique simple régirait ainsi la vie sociale : ou bien chacun reçoit l’exact équivalent de ce qu’il donne et c’est là la seule justice - la justice comptable du donnant/donnant - ; ou bien certains reçoivent plus qu’ils ne donnent, et ceux-là, de quelque que soient les nom par lesquels on les désigne, sont des assistés, des parasites. D’où notamment cette rhétorique néolibérale du « on a rien sans rien » qui vient progressivement substituer le workfare au welfare.

La contre-anthropologie que mobilise Généreux avance sur un terrain bien connu et bien balisé par la Revue du MAUSS, dont il mobilise les travaux, comme ceux de nombreux ethnologues (Salhins, Hoccart, Polanyi), paléo-anthropologues (J.Cauvin), psychologues (Damasio, Cyrulnik), éthologues (de Waal) et théoriciens de l’évolution (Pelt, Picq). Il renoue ainsi avec toute une tradition intellectuelle que le matérialisme historique marxien avait enterrée et ridiculisée, avec ce projet d’un fondement indissociablement anthropologique et moral du socialisme. Projet au cœur de la « socialo-sociologie » de Marcel Mauss, mais aussi du « socialisme intégral » de Benoît Malon ou de l’anarchisme de Kropotkine, et avant eux des socialismes français dits « utopistes » (Saint-Simon et les saint-simoniens, Leroux, Fourier, Considérant, etc.). Bien-sûr, affirmer que l’être humain est avant tout un être de relation, voir un animal sympathique, que l’individuation suppose la socialisation, ou plutôt l’association donc la coopération, que l’être-soi et l’être-ensemble sont corrélatifs pourrait certes paraître banal ou même irénique. Mais tel n’est pas le cas. Si Généreux appuie sa morale social(ist)e sur une synthèse solide de travaux scientifiques qui font légitimement autorité, il en explore, ce qui est plus neuf, toutes les implications pour démonter ces diverses fables du néolibéralisme, naturalisant tout aussi bien la violence des rapports humains que le prétendu penchant de l’homme pour l’échange marchand ou son « aspiration productiviste ». Plus encore, Généreux n’esquive pas la question qui fâche : il y a bel et bien « une vérité » du néolibéralisme. En effet, dans un contexte de compétition débridée, les individus semblent n’avoir d’autre choix que de se conduire effectivement comme cette anthropologie, fallacieuse, le prétend. L’auteur s’en explique longuement, en s’appuyant non pas sur la théorie marxiste (qui partagerait avec le néolibéralisme « 90% de son patrimoine génétique ») du « reflet », mais sur les récentes recherche en psychologie sur la résilience ainsi que sur les ressorts de la servitude volontaire (notamment à partir de l’ouvrage de notre ami Michel Terestchenko). Ainsi montre-t-il comment cette dissociété piège les communautés humaines dans un gigantesque « dilemme du prisonnier ». L’immense majorité d’entre nous aurait intérêt à une société coopérative et solidaire, mais dans le contexte anxiogène qui est désormais le nôtre, la réaction la plus rationnelle pour faire face et y sauver son intégrité psychique, consiste à adopter ou à tolérer ce modèle « dissociétal » de la compétition solitaire généralisée.

On le voit, le diagnostic est sévère. Clinique même. Cette « mutation anthropologique » majeure définit « la plus imminente des catastrophes qui nous menace », cette « maladie sociale dégénérative » dresse – au double sens du terme – les individus les uns contre les autres et « altère les consciences en leur inculquant une culture fausse mais auto-réalisatrice ». Fasciné par l’hégémonie de l’idéologie néolibérale, Généreux semble parfois perdre confiance dans les potentialités même de la nature humaine et des formes de solidarité ordinaire dont il reconnaît pourtant, théoriquement, toute la portée. Affirmer, avec raison, que la menace d’une dissociété ne résulte pas d’un simple dysfonctionnement technique le conduit ainsi, à tort selon nous, à poser que l’invention de politiques nouvelles ne saurait faire face à ce stade suprême de l’aliénation qu’elle incarnerait. Suggérer que « la majorité résiliente n’a pas besoin d’être convaincue par un exposé détaillé des politiques alternatives », car ces solutions - celles qui feraient le choix de la coopération - existeraient déjà et que cette majorité souffrirait avant tout d’un sentiment d’impuissance politique savamment entretenue, pour en conclure que « le seul moyen dont dispose un citoyen pour reprendre la main » consiste à « adhérer aux partis politiques et d’y mener la bataille interne pour changer la ligne majoritaire », paraît un peu court. Car ce dont il s’agit, c’est bien de rendre possible, réaliste – et agréable – ce pari du don et de la coopération constitutif de la démocratie elle-même. Si ce pari démocratique suppose, comme le soulignait John Dewey, une « foi dans la nature humaine », totalement étrangère à l’anthropologie néolibérale, cette foi ne peut-elle être ravivée seulement d’en haut, par une croisade contre-hégémonique menée à partir de nos seules vieilles églises partisanes ? Rien n’est moins sûr.

S’il y a bien une contradiction entre ce nous tenons pour vrai dans nos relations interpersonnelles, dans l’espace de la socialité primaire - le primat de la solidarité, de la coopération et du don - et ce que nous tolérons ou même valorisons dans la vie sociale, dans l’espace de la socialité secondaire - la compétition généralisée -, n’est-ce pas en vertu de la structure même des jeux peu coopératifs dans lesquels nous nous trouvons prisonniers et qui, en quelque sorte, laissent en friche notre sens ordinaire – et naturel – de la solidarité ? La professionnalisation outrancière de la démocratie représentative, un néo-corporatisme étroit, une division du travail anomique, la bureaucratisation et la marchandisation de la solidarité etc. ne ferment-ils pas, pratiquement, tout horizon au déploiement de cet « appât du don » (Jacques Godbout) qui caractérisent les homo non-oeconomicus que nous sommes aussi ? Dés lors, plutôt que de privilégier la seule lutte idéologique et partisane, cette politique de la coopération ne suppose-t-elle pas davantage de subvertir, pratiquement, la structure de ces jeux non-coopératifs, d’ouvrir d’autres espaces de jeux et de valoriser toutes les expérimentations sociales qui réussissent, elles, à faire un usage efficace de cette force productive que constitue la solidarité ?

La riche analyse de Jacques Généreux nous invite ainsi à prolonger davantage un autre aspect de la tradition socialiste avec laquelle l’auteur appelle à renouer. Cette dimension indissociablement morale et expérimentale, si chère tant à Pierre Leroux, Benoît Malon qu’à Marcel Mauss, qui aujourd’hui encore nous rappellent que l’idéal socialiste est moins un dogme qu’une morale pratique de la solidarité et de l’association, et la politique réformiste moins un renoncement qu’une expérimentation constante et pluraliste.

Philippe Chanial - Revue du MAUSS permanente (www.journaldumauss.com)

24 Avril 2007

http://www.journaldumauss.net/spip.php?article70

 


Par J-Genereux • DANS LA PRESSE • Vendredi 08/06/2007 • 0 commentaires • Version imprimable

Note de lecture d'Eric Dupin

Marchéisme et dissociété

Penser en pessimiste, agir en optimiste. Sous le signe de cette maxime, Jacques Généreux appelle à un audacieux combat culturel contre la « mutation anthropologique » qui menace, selon lui, l’espèce humaine. L’empire du « marchéisme » - terme que cet économiste socialiste préfère à celui de « néolibéralisme » - nous condamnerait à une impitoyable « dissociété ». Les logiques économiques à l’œuvre, explique-t-il, conduisent à une hypertrophie de la compétition entre les hommes au regard de leur coopération. Ce déséquilibre entre les deux versants de la nature humaine créée les conditions d’une redoutable « guerre incivile » qui « dissocie » les individus les uns des autres au point de faire presque disparaitre la société.
Avec un talent pédagogique certain, l’auteur s’attaque à la racine les thèses néolibérales. Il s’emploie à réfuter méthodiquement leurs présupposés théoriques, rarement discutés tant ils sont tombés dans le sens commun. « L’hypothèse d’un individu parfaitement indépendant des autres, égoïste et prédateur par nature, insociable sans la menace d’une autorité ou la promesse d’un profit personnel, est totalement et définitivement infirmée par les sciences de l’homme et de la nature », tranche-t-il. Généreux dénonce avec verve la fausse histoire de l’homme, méchant animal qui aurait été civilisé grâce à l’économie marchande.
La force du « marchéisme » est de recycler à son profit les maux qu’il génère. Si le règne sans partage du marché mène à « la victoire de la peur » de l’autre, le cycle production-consommation est là pour calmer cette angoisse. Généreux rejoint ici la vieille problématique de l’aliénation. Il ne masque pas son désaccord profond avec les gauches classiques, marxistes ou social-démocrates, restées prisonnières de la vision de l’Histoire et du progrès des néolibéraux. Le nouveau socialisme de Généreux suppose une rupture philosophique.

Jacques Généreux, La Dissociété, Seuil, 445 pp., 22 €.

http://ericdupin.blogs.com/murmures/2006/11/index.html


Par J-Genereux • DANS LA PRESSE • Vendredi 01/06/2007 • 0 commentaires • Version imprimable

Entretien avec Dominique Berns- Le Soir (Belgique)

Dominique Berns. Il est communément admis que nous vivons la « troisième révolution du capitalisme ». L’enjeu, pour nos sociétés, serait de s’adapter à cette mutation rendue inéluctable par les évolutions technologiques. Vous contestez ce diagnostic. Pourquoi ?

Jacques Généreux. Selon la logique dominante, celle de la droite néolibérale ou néoconservatrice, mais aussi de certains partis de gauche et mouvements altermondialistes, le monde a changé - c’est ce qu’on met sous le vocable « mondialisation » - et, de ce fait, les marges de manoeuvre politique des Etats se sont trouvées considérablement réduites.

Pour les néolibéraux, il faut s’en faire une raison : la société sera de plus en régie par la compétition, par la logique du marché, et non par la logique politique. Pour les altermondialistes, il faut, au contraire, reprendre le contrôle politique de l’économie.

Ces deux prescriptions, apparemment opposées, reflètent le même diagnostic erroné d’une mutation imposée au politique. Or cette mutation résulte de choix politiques qui reflètent un changement des rapports de forces au profit des détenteurs du capital et au détriment des détenteurs de leur seul travail, et en particulier de travail peu qualifié.

Quand vous parlez d’un changement des rapports de forces politiques, que voulez-vous dire concrètement ?

Les années soixante-dix ont vu la montée en puissance de classes moyennes et supérieures qui, grâce aux politiques anciennes, avaient accumulé un patrimoine et avaient plus intérêt à la défense de ce patrimoine contre l’inflation qu’à des politiques privilégiant la croissance et le plein-emploi par des politiques de taux d’intérêt bas.

S’en est suivie une révolution politique qui a conduit les grands pays industrialisés à inverser totalement les bases du pacte social et économique de l’après-guerre. Ces choix politiques de libéraliser, de déréglementer et de privatiser ont engendré une concurrence mondiale exacerbée, là où existait autrefois une concurrence extrêmement encadrée.

Mais le modèle économique et social des Trente glorieuses - le modèle dit « fordiste » - n’avait-il pas atteint ses limites en raison de l’accélération de l’inflation, de la montée des déficits publics, des nouvelles technologies, de la baisse des coûts de transport et de la concurrence de nouveaux pays industrialisés ?

Une fois la grande consommation de masse généralisée à l’ensemble du monde industrialisé, le modèle fordiste arrivait en effet à épuisement en termes de gains de productivité - c’est-à-dire en termes de perspectives de croissance. Il fallait passer à un autre mode de production plus flexible, privilégiant l’innovation et l’adaptation des produits.

Mais il est faux de dire que la seule solution était de livrer l’ensemble des pays de la planète à la guerre économique. D’une part, certains petits pays d’Europe du Nord et le Japon, dans un premier temps, ont montré que des solutions d’adaptation plus solidaires existaient. D’autre part, ce modèle de la libre compétition généralisée, socialement insupportable et psychiquement douloureux pour beaucoup d’individus, est économiquement inefficace.

En Europe, il n’a pas permis de retrouver un taux de croissance soutenu, ni de combattre le chômage de masse ; il a entraîné l’aggravation des inégalités et de la pauvreté - on a vu l’apparition de travailleurs pauvres, qui étaient autrefois le « privilège » des Etats-Unis ; il a entraîné une atonie de la recherche et de l’innovation technologique. Ce modèle n’a pas non plus permis de sortir du sous-développement les pays à qui on a imposé la libéralisation et l’ouverture aux échanges. La grande question est la suivante : pourquoi, trente ans plus tard, ce modèle est-il toujours dominant ?

Réponse de la Commission européenne ou de l’OCDE : si l’Union européenne ne connaît pas les performances de l’économie américaine - deux fois plus de croissance et deux fois moins de chômage ! -, c’est parce que nos pays sont encore en retard en termes de flexibilité (sous-entendu : du marché du travail) et de déréglementation de l’activité économique...

Ce diagnostic est faux. Les performances américaines ne s’expliquent pas par le désengagement de l’Etat, mais par la mise en oeuvre par l’Etat d’une logique de puissance nationaliste.

Faites la liste de toutes les interventions publiques pratiquées en permanence aux Etats-Unis, mais interdites ou très fortement limitées par les traités de l’Union européenne : mener une politique monétaire favorable au plein-emploi et à la croissance ; moduler les déficits publics en fonction de la conjoncture afin de soutenir l’activité ; subventionner les entreprises ; rétablir temporairement ou définitivement des droits de douane pour protéger une industrie ; réserver une part des marchés publics aux entreprises locales ou à certaines catégories d’entreprises, comme les PME ; investir massivement dans la recherche via le budget public, en l’occurrence le budget du Pentagone ; etc.

Il y a, aux Etats-Unis, un consensus politique, quelle que soit l’administration, sur le fait que, dans cette société dure, sauvage, violente pour les individus, l’Etat doit être actif, au sens le plus keynésien, pour garantir une croissance économique soutenue. Quand on comprend cela, on peut mettre au jour le projet insidieux des néolibéraux européens.

Quel est ce projet ?

Un projet idéologique : se débarrasser du modèle social et de civilisation caractéristique de la vielle Europe, qui privilégiait la solidarité collective et la cohésion sociale. Si leur souci était la prospérité de l’Europe, ils imiteraient pour de bon l’Amérique. L’Europe aurait deux fois moins de chômage et deux fois plus de croissance. Et plus rien ne « justifierait » la remise en cause de notre modèle social.

Une bonne partie de la gauche estime que seule l’Union européenne peut protéger notre modèle social. Vous dénoncez, au contraire, une double trahison du projet européen : l’Acte unique en 1986 et, plus récemment, l’élargissement à l’Est...

Le projet des Pères fondateurs n’a jamais été de créer un espace de guerre économique entre les pays européens au nom d’une idéologie du libre-échange. Ils voulaient, au contraire, favoriser la coopération entre Etats afin que plus jamais les peuples européens ne se considèrent comme rivaux. Jusqu’aux années 80, le projet européen n’a jamais visé au recul des systèmes de protection sociale ; il impliquait un effort de solidarité pour permettre aux nouveaux entrants de rejoindre notre niveau de protection sociale.

Mais, au milieu des années 80, en créant le Marché unique sans harmonisation fiscale et sociale, on a mis en concurrence les systèmes fiscaux et sociaux, afin de provoquer une harmonisation fiscale et sociale par le bas.

Puis, à la fin des années 90, nous avons décidé d’accueillir dix nouveaux pays d’Europe centrale dont le niveau de développement, de salaire et de protection sociale est bien plus faible, en leur disant : ne comptez pas sur la politique macroéconomique pour soutenir la croissance, ni sur les transferts de solidarité dont ont pu bénéficier en leur temps l’Espagne et le Portugal notamment. Ce qui revenait à leur dire : utilisez la seule arme que vous possédez, le dumping social.

D’un projet de coopération, on est passé à un projet de guerre économique.

Cette victoire de la culture néolibérale du « chacun pour soi » provoque, écrivez-vous, le basculement des sociétés développées dans l’inhumanité de la « dissociété ». Que recouvre cet horrible néologisme ?

On dresse des individus les uns contre les autres, les communautés les unes contre les autres, les nations les unes contre les autres, ce qui crée un climat de guerre permanente absolument insoutenable.

Même pour ceux qui semblent en être les bénéficiaires, les cadres supérieurs et dirigeants. Leur qualité de vie humaine et personnelle est-elle meilleure que celle de leurs homologues dans les années 60 ? Bien au contraire. L’obsession de la rentabilité financière immédiate est devenue le seul critère d’évaluation des performances des individus.

Ils ne sont pas jugés sur la qualité de leur travail, sur leur vision de long terme... - tout ce qui est intéressant dans l’entreprise - mais sur le taux de rendement pour l’actionnaire. Sont-ils un point ou deux en dessous de l’objectif ? Ils doivent comprimer les coûts. Et le seul moyen, c’est d’imposer plus de stress aux gens avec qui ils travaillent, en virer quelques-uns, bref administrer la souffrance au nom d’un intérêt qui n’a aucune légitimité morale, le profit des gens les plus riches.

Nous vivons dans des sociétés libres et démocratiques. A moins de prétendre qu’une minorité de capitalistes et quelques politiciens à leur solde imposent leur volonté - ce que vous ne faites pas -, il faut reconnaître que cette « dissociété » que vous dénoncez ne provoque pas de révolte...

Exact. Il doit donc y avoir des choses, dans notre nature, qui peuvent nous amener à nous accommoder d’une société aussi cruelle. J’ai donc été amené à réfléchir à notre ambiguïté profonde : d’une part, nous aspirons à une vie sociale paisible, à vivre avec les autres dans la coopération plutôt que dans la guerre, dans la solidarité plutôt que dans la rivalité systématique ; mais en même temps, nous aspirons très fortement à l’autonomie, à l’individualité : à être soi, pour soi. Ces deux aspirations sont indissociables ; elles constituent notre être.

La force de la « dissociété », c’est de s’appuyer sur nos penchants égoïstes et narcissiques, en survalorisant l’individu, la responsabilité, la performance et le mérite individuels, en flattant en permanence notre ego. De sorte que nous pouvons trouver, dans cette nouvelle culture de l’individu performant et guerrier, une forme de satisfaction, d’estime de soi.

Même pour les perdants ?

Oui. Se dire qu’on a été battu par le système et qu’on n’y peut rien serait extrêmement désespérant ; il est plus satisfaisant d’accepter la culture néolibérale de la responsabilité. Celle-ci était traditionnellement l’apanage de la droite conservatrice ; elle s’est étendue aux classes populaires - n’entendons-nous pas de plus en plus souvent des ouvriers contester l’indemnisation du chômage ? - et aux élites de la social-démocratie européenne, avec le blairisme ou le schröderisme. Or c’est une philosophie de l’irresponsabilité.

Dire : « Vous êtes responsables de vous-mêmes, ne comptez pas sur la société, parce que la société n’est responsable de rien », c’est dire : « Vous n’avez qu’à vous occuper de vous ; vous n’avez pas à vous préoccuper des autres ». On a ainsi créé une culture de la « dé-liaison » - de la dissociation complète des individus -, qui contribue à rendre le système acceptable.

Mais il y a plus. Le processus de « dissociété » est pervers au sens où il suscite des réactions de défense pour atténuer la souffrance et l’angoisse. Le communautarisme - cette « dissociété » entre communautés -, le repli sur soi ou encore le phénomène d’identification idéologique, par lequel des victimes du système s’identifient au camp des vainqueurs dans un délire narcissique, sont autant de réactions à une société de plus en plus violente.

Bref, par mille et un moyens, nous sommes ce que les psychiatres appellent « résilients », c’est-à-dire que nous développons des réflexes de défense pour ne plus souffrir, mais ce faisant, on cesse de se battre contre le système.

Puisque nous ne pouvons réagir individuellement, il faut donc une réaction collective et politique. Problème : les citoyens ont largement perdu la foi dans l’action politique...

Nous devons prendre conscience du fait que nous sommes les victimes d’une culture mortifère qui détruit notre civilisation. Nous avons fini par croire que nous ne sommes que des individus abandonnés dans une société sauvage.

Le rôle d’une politique progressiste, donc de gauche, c’est d’engager la bataille culturelle pour expliquer que nous pouvons bâtir une société de progrès humain, dans laquelle le fait d’être un individu libre, indépendant et autonome ne se fait pas contre autrui, mais où, au contraire, plus nous sommes solidaires, plus nous pouvons être libres et autonomes.

Entretien réalisé par Dominique Berns pour Le Soir


Par J-Genereux • DANS LA PRESSE • Vendredi 01/06/2007 • 0 commentaires • Version imprimable

Critique de la maladie dégénérative de l’individu dans la jungle néolibérale

Critique de La Dissociété parue dans L'Humanité du 18 novembre 2006

La Dissociété,
par Jacques Généreux,
Éditions du Seuil, 454 pages, 22 euros.

Économiste critique, l’auteur procède à un examen clinique bienvenu de la « maladie dégénérative » qui affecte la société moderne. Il distingue avec force les causes et les effets destructeurs du délitement des liens sociaux que le néolibéralisme met délibérément en oeuvre. Par ses choix politiques au service du profit oligarchique, il met en concurrence les individus assujettis à la performance, casse la solidarité et accroît les inégalités. À l’ère du capitalisme des actionnaires, l’action des États est ainsi détournée dans le sens des intérêts particuliers. Elle restructure une société atomisée et désolidarisée, soumet les volontés à une gouvernance autoritaire et compromet les appartenances socialisantes.

Jacques Généreux analyse attentivement les « dix piliers » de cette dissociété libérale. Il en opère la généalogie et dévoile l’égarement de la pensée moderne depuis ses origines. Sans doute émettra-t-on des réserves sur le parallèle et l’assimilation établis à ce propos entre le libéralisme ultra-individualiste et un marxisme réduit au déterminisme économiste, si l’on repense sur le fond avec Marx l’essence sociale de l’homme, ses tenants et aboutissants.

L’essentiel est surtout dans l’exposition personnelle des grandes lignes d’un socialisme méthodologique (opposé à l’individualisme méthodologique des libéraux) qui justifie une refondation anthropologique de la société politique et de la citoyenneté authentiquement démocratique. L’individu ne préexiste pas à la société dans laquelle il vit. Tout être humain est partagé entre « l’être soi et pour soi » et « l’être avec autrui », en quête d’un équilibre heureux et réussi qui se conquiert dans les progrès d’une histoire en spirale aujourd’hui bloquée. À contretemps, le néolibéralisme dévie l’histoire des individus sur la voie erronée des rivalités exacerbées et d’un consumérisme abondantiste inégalement vécu.

La question dérangeante est dès lors de savoir pourquoi la souffrance née de l’amplification de « l’être soi » au détriment de « l’être avec » ne conduit pas moins la majorité des gens à la résignation et non au combat ? Dans le contexte d’une stratégie globalement compétitive qui tend à neutraliser toute résistance et à pervertir l’imaginaire social, la violence dissociative du système fait perdre les habitudes de solidarité, leur substitue une « servitude volontaire ». Car l’individu cherche une compensation salvatrice à la perte de son être social dans un gain qu’il pense trouver du côté du maître, en victime consentante ou en agent cynique du « modèle dissociétal de compétition solitaire ».

Le socialisme méthodologique et « néomoderne », porté par une minorité agissante, ne propose cependant pas d’alternative définie, tout en voulant convaincre la majorité des résignés qu’il faut combattre sur tous les fronts de l’inégalité, de l’injustice, de l’inhumanité. Il espère seulement, non sans douter, une « révolution démocratique » qui accorderait leur souveraineté aux citoyens enfin dotés du pouvoir de décider et d’agir, et avant tout « une révolution du discours politique », une bataille d’idées prenant appui sur les implications de l’altérité de l’être humain.

Une connaissance anthropologique approfondie serait en effet plus qu’opportune pour susciter les résistances et resocialiser l’existence de chacun. Reste toutefois l’épineuse question des rapports de force dans la lutte des classes et de l’impact d’actions allant de façons simultanées et convergentes dans le sens de ces deux révolutions attendues.

Jacques Milhau philosophe

L'Humanité du 18 novembre 2006


Par J-Genereux • DANS LA PRESSE • Vendredi 24/11/2006 • 0 commentaires • Version imprimable

Contre la Compétition à tous les étages (DNA)

Entretien sur La Dissociété - Dernières Nouvelles d'Alsace, 15 oct .2006

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